CHAPITRE ONZE

 

Le lundi matin, Qwilleran téléphona au directeur de l’École Penniman pour demander l’autorisation d’interviewer l’un des professeurs. Le directeur parut flatté. Dans le ton de sa réponse, le journaliste reconnut celui d’un homme heureux de bénéficier d’une publicité gratuite.

À une heure, Qwilleran fut introduit dans un atelier scintillant de morceaux de métal et d’angles aigus, bien que l’on ne pût dire s’il s’agissait d’œuvres achevées ou non. Tout semblait prêt à érafler la chair ou déchirer les vêtements de l’imprudent qui s’approcherait trop près. Le long des murs, on apercevait des tuyaux à gaz et des longueurs de tube en caoutchouc ainsi que plusieurs extincteurs.

Formidable et un peu grotesque dans sa combinaison de travail, Butchy Bolton était assise, seule, devant un sandwich qu’elle venait d’extraire d’un sac en papier.

Voulez-vous un sandwich ? demanda-t-elle, avec une brusquerie qui dissimulait mal le plaisir qu’elle éprouvait à cet entretien.

Elle débarrassa le coin d’un établi des clefs anglaises, pinces, tenailles et briques cassées qui l’encombraient et servit deux tasses de café noir comme de la poix.

Bien qu’il eût déjà déjeuné, une heure plus tôt, Qwilleran mangea et but. Il connaissait les avantages de cette situation. La conversation devenait plus aisée et ne se bornait pas à un échange de questions et de réponses.

Ils parlèrent de leurs restaurants favoris et de la meilleure façon de préparer le jambon. De là, ils dérivèrent sur les régimes et l’exercice. Pendant que Qwilleran croquait une pomme rouge, Butchy mit un masque, ajusta des lunettes de protection et enfila des gants. Elle lui montra comment corroyer une barre de métal et travailler le liquide en fusion.

— Le premier trimestre, nous avons de la chance si nous arrivons à apprendre à nos élèves à ne pas se brûler.

— Pourquoi travaillez-vous le fer plutôt que la pierre ou l’argile ? demanda Qwilleran.

— Vous devez avoir parlé à ce Mountclemens, répliqua Butchy, avec colère.

— Non, simple curiosité. Pour mon édification personnelle, je désire en savoir plus.

Butchy lui jeta un regard aigu, avant de se décider à répondre :

— Entre vous et moi, c’est parce que cela va plus vite et revient moins cher. Mais dans votre article, vous pouvez dire que c’est un art qui appartient au XXe siècle. Nous avons découvert un nouvel outil de sculpteur : le feu.

— Je suppose que cet art attire surtout les garçons ?

— Mais non, pas du tout. Certaines filles suivent également les cours.

— Est-ce que Ciseau a été un de vos élèves ?

Butchy le toisa par-dessus son épaule, d’un air méprisant :

— Je l’ai eu dans ma classe, en effet. Mais je n’ai rien pu lui apprendre.

— J’ai cru comprendre qu’on le considérait plus ou moins comme un génie.

— Certains l’ont prétendu. Je pense que c’est un imposteur. Il est difficile d’imaginer comment la galerie Lambreth a accepté d’exposer ses œuvres.

— Mrs Lambreth a une très haute opinion de lui.

Pour toute réponse, Butchy poussa un soupir.

— Earl Lambreth partageait-il son enthousiasme ? insista le journaliste.

— Peut-être. Je l’ignore. Earl Lambreth n’était pas un expert. Il avait seulement su convaincre habilement des tas de gens qu’il en était un.

— D’après ce que j’ai entendu dire, beaucoup île personnes partageaient cette opinion.

— Mais bien sûr ! Et c’est nous qui avons raison. Earl Lambreth était un charlatan, comme Ciseau. Ils formaient une jolie paire de larrons, chacun essayant de posséder l’autre.

Elle eut un sourire méchant, avant d’ajouter :

— Naturellement, tout le monde savait comment Lambreth opérait.

— Que voulez-vous dire ?

— Aucun prix d’affiché, aucun catalogue, sauf le jour de l’inauguration de l’exposition. Cela faisait partie du prétendu prestige de la galerie. Si un objet d’art plaisait à un client, Lambreth pouvait en demander ce qu’il voulait et quand l’artiste touchait son pourcentage, il n’existait aucune preuve du véritable prix de vente.

— Pensez-vous vraiment que Lambreth se livrait à ce genre de tripotage ?

— Naturellement. Il s’en tirait parce que la plupart des artistes sont des jobards. Ciseau est le seul qui ait ouvertement accusé Lambreth de l’avoir spolié. Il faut un escroc pour démasquer un autre escroc !

D’un air suffisant, Butchy se passa la main dans les cheveux.

Qwilleran retourna à son bureau et demanda que l’on dépêchât un photographe pour prendre des clichés de la femme soudeur à l’ouvrage. Il prépara aussi un brouillon de l’entrevue – en passant sur les allusions à Lambreth et à Ciseau – et se donna le temps d’y réfléchir. Il était satisfait de lui-même. Il avait l’impression d’être sur une piste.

Ensuite, il décida d’aller au musée pour enquêter sur la disparition du poignard florentin, puis il se rendrait à cet « Événement ». Pour un lundi, cette journée semblait devoir être intéressante.

Le calme régnant au musée en ce lundi après-midi le frappa. À l’entrée, il acheta le catalogue de la collection florentine et apprit que la plus grande partie provenait des dons généreux de la famille Duxburry. Percy Duxburry faisait partie du conseil d’administration du musée et sa femme s’occupait des collectes de fonds.

Au vestiaire, où Qwilleran laissa son pardessus et son chapeau, il demanda à la petite amie de Tom Leblanc où se trouvait la collection florentine.

Elle lui indiqua l’extrémité du corridor d’un geste vague :

— Pourquoi aller y perdre votre temps ?

— Parce que je n’ai jamais vu cette collection. Ce qui me paraît être une excellente raison, dit-il, avec jovialité.

Elle le regarda à travers une longue mèche de cheveux qui tombait sur un de ses yeux.

— Il y a une exposition d’objets d’art suédois contemporains. C’est beaucoup plus stimulant.

— Très bien, je verrai les deux.

— Vous n’aurez pas le temps. Le musée ferme dans une heure, dit-elle. L’exposition suédoise est vraiment super et elle se termine la semaine prochaine.

Pour une employée du vestiaire, elle prenait un intérêt suspect à diriger le visiteur dans une seule direction. Il se rendit dans la salle florentine.

Les dons de la famille Duxburry formaient un mélange de tableaux, de tapisseries, de bronzes, de statues en marbre, de manuscrits et de petits objets en argent et en or. Certains étaient disposés dans des vitrines fermées, d’autres trônaient présentés sur des piédestals couverts d’un dôme en verre qui paraissait fixé de façon permanente.

Il repéra l’article qui l’intéressait sur le catalogue : un poignard de vingt centimètres de long, avec un manche ciselé, attribué à Benvenuto Cellini. Le poignard ne se trouvait pas dans la vitrine concernée, au milieu de calices et de statues religieuses.

Qwilleran se rendit au bureau du directeur et demanda à voir Mr Farhar. Une secrétaire d’un certain âge lui répondit timidement qu’il était sorti mais que le conservateur-adjoint, Mr John Smith, le remplaçait.

Introduit auprès de ce dernier, le journaliste se trouva devant un homme jeune, beau garçon, avec des cheveux noirs, un teint mat et des yeux verts. Qwilleran se souvint de l’avoir rencontré sous le déguisement de Humbert Humbert, comme cavalier de Lolita, au bal de la Saint-Valentin. L’homme avait aussi un regard fuyant et il était facile de le soupçonner de cacher quelque chose. En outre, il se prénommait John. Le nom de John Smith était propre à éveiller des doutes chez les gens les moins soupçonneux.

— J’ai appris qu’un objet de valeur avait disparu de la salle florentine, dit le journaliste, après s’être présenté.

— Qui vous a raconté cela ?

— C’est un bruit qui est venu jusqu’à mon journal et dont j’ignore la source.

— Cette rumeur est sans fondement et vous perdez votre temps à vouloir la vérifier. Cependant, si vous cherchez matière à un article, nous pouvons vous montrer une collection de jades qu’un donateur privé vient de nous remettre.

— Merci. Ce sera pour une autre fois. Aujourd’hui, je m’intéresse à un poignard du XVIe siècle, dont le manche est attribué à Cellini.

Smith eut une moue désapprobatrice :

— Le catalogue a tendance à exagérer. Nous possédons très peu d’œuvres de Cellini, mais les Duxburry se flattaient que ce poignard fût de lui et nous n’avons pas voulu les désabuser.

— C’est le poignard lui-même que je voudrais voir, insista Qwilleran, quel qu’en soit l’auteur. Voudriez-vous être assez bon pour me le montrer ?

— Pour tout vous dire, soupira Smith, ce poignard a été temporairement égaré, mais nous ne tenons pas à ce que l’affaire s’ébruite. Cela pourrait donner lieu à une psychose de vol. Ce sont des choses qui arrivent, vous savez.

— Quelle valeur a ce poignard ?

— Je préfère ne rien dire, grommela sèchement Smith, qui n’avait toujours pas offert de siège à son visiteur.

— Ce musée appartient à la ville, répliqua Qwilleran. Le public a le droit d’être tenu au courant. Avez-vous prévenu la police ?

— Si nous avertissions la police et la presse chaque fois qu’un objet est déplacé, nous n’en Unirions plus.

— Quand vous êtes-vous aperçu de sa disparition ?

— Un des gardiens l’a signalée, la semaine dernière.

— Et vous n’avez rien fait !

— Un rapport a été placé sur le bureau de Mr Farhar, mais, comme vous le savez sans doute, il nous quitte et il a des problèmes plus importants à régler.

— À quelle heure le gardien s’est-il aperçu de cette disparition ?

— Le matin, en faisant sa première tournée.

— Quand avait-il vu le poignard pour la dernière fois ?

— La veille au soir, juste avant la fermeture.

— Ainsi, il a disparu pendant la nuit.

— On le dirait.

John Smith répondait du bout des lèvres, visiblement à contrecœur.

— A-t-on relevé des traces d’effraction ou des bris de verre ?

— Non.

— Autrement dit, ce serait une affaire intérieure. Comment ouvre-t-on la vitrine qui renferme ce poignard ? J’ai regardé sans pouvoir le deviner.

— L’ouverture se fait au moyen d’un mécanisme dissimulé dans le piédestal.

— Le poignard a donc été retiré par quelqu’un qui était au courant de ce mécanisme et à une heure où le musée était fermé au public. Ne pensez-vous pas qu’il s’agit d’une affaire curieuse ?

— Je n’aime pas ces insinuations, Mr Qwilleran. Vous autres, journalistes, pouvez vous montrer extrêmement nuisibles, comme le musée l’a appris à ses dépens. Je vous défends de publier quoi que ce soit sur cet incident, sans l’autorisation de Mr Farhar.

— Un journaliste n’a pas besoin de votre permission pour faire paraître une nouvelle, répondit calmement Qwilleran.

— Si vous divulguez cette affaire, nous serons obligés d’en conclure que le Daily Fluxion fait partie de la presse à scandale. D’abord vous répandez une fausse nouvelle, ensuite vous risquez d’encourager une épidémie de vols, enfin vous empêchez la restitution de ce poignard, si celui-ci a vraiment été dérobé.

— Mon rédacteur en chef décidera ce qu’il convient de faire, répondit Qwilleran. À propos, allez-vous monter en grade, après le départ de Mr Farhar ?

— Son successeur n’a pas encore été désigné, répondit Smith, en pâlissant.

Qwilleran alla dîner dans un restaurant appelé Artistes et Modèles, niché au fond d’une impasse et fréquenté par une élite cultivée. La musique de fond était classique, le menu français. Les murs s’ornaient de tableaux et autres objets décoratifs, à vrai dire peu visibles dans la pénombre qui poussait à parler bas et incitait aux confidences.

Qwilleran se rendit compte, avec un certain dépit, qu’il était seul à ne pas être accompagné. Il regretta d’être venu et songea qu’il aurait mieux fait de rentrer chez lui manger un morceau de « pâté maison » et disputer une partie de « moineau-voie » avec Koko. Puis, il se souvint, non sans amertume, que Koko l’avait abandonné.

Il commanda un « sauté de bœuf à la bordelaise » et se mit à penser au poignard doré : pourquoi avait-on volé une telle arme ? Ce n’était pas le genre d’objet que l’on pouvait revendre facilement et des voleurs professionnels ne se seraient pas contentés d’un seul larcin. Quelqu’un avait-il convoité ce poignard pour sa seule beauté ?

C’était une hypothèse bien poétique et Qwilleran attribua cette humeur romantique à l’ambiance qui régnait dans le restaurant. Il laissa ses pensées vagabonder complaisamment sur Zoé Lambreth, se demandant dans combien de temps il pourrait l’inviter à dîner sans choquer les convenances. Une veuve, qui ne songeait pas à porter le deuil et qui arborait un pantalon de soie pourpre, ne se souciait apparemment pas des conventions.

Autour de lui les couples riaient et bavardaient. À plusieurs reprises, une femme éclata d’un rire perlé qu’il reconnut. Sandra Halapay avait, semblait-il, trouvé un chevalier servant pour l’escorter pendant que son mari était au Danemark.

En quittant le restaurant, Qwilleran jeta un coup d’œil vers la table de Sandy et vit une chevelure brune penchée vers la jeune femme. Celle de John Smith.

Enfonçant ses deux mains dans les poches de son pardessus, Qwilleran se rendit à pied à l’École Penniman. Ses réflexions allaient du poignard de Cellini au regard fuyant de John Smith, en passant par l’aguichante Sandy, de Cal Halapay à son protégé Tom Leblanc pour revenir au poignard. Cette gymnastique mentale finit par lui donner le vertige et il s’efforça de penser à autre chose. Après tout, cela ne le regardait pas. Aucun d’eux n’était le meurtrier d’Earl Lambreth. Que la police se débrouille !

À l’École Penniman, un autre mystère l’attendait. L’» Événement » réunissait dans une même pièce une foule de gens, d’objets, de sons et d’odeurs qui semblaient n’avoir aucun lien commun, aucun plan, aucune raison d’être.

L’école était princièrement agencée. Mrs Duxburry avait été une Penniman, avant son mariage. Parmi les avantages offerts, se trouvait un atelier de sculpture impressionnant. Dans un de ses articles, Mountclemens l’avait décrit comme étant « aussi vaste qu’une grange et aussi artistement productif qu’une meule de foin ». C’était dans cet atelier qu’avait lieu l’» Événement ». Les étudiants payaient un dollar pour y assister et le grand public trois dollars. Le bénéfice de la soirée allait à la caisse de l’école.

Lorsque Qwilleran arriva, la salle était dans l’obscurité, sauf quelques points lumineux sur les murs. Des projecteurs révélaient aussi un mur en verre opaque et un plafond à solives apparentes auquel un échafaudage était temporairement fixé. Peu à peu, on s’habituait à cette pénombre.

Au-dessous, sur le sol cimenté, des personnes, de tous âges, se tenaient en groupes ou se promenaient au milieu d’énormes piles formées par des cubes de cartons vides, entassés les uns au-dessus des autres, en équilibre instable, transformant la pièce en un véritable labyrinthe. Ces pyramides de couleurs criardes menaçaient sans cesse de s’écrouler à la plus légère sollicitation.

D’autres menaces provenaient de l’échafaudage. Un poignard était suspendu à un fil invisible. On voyait également des ballons rouges, des pommes attachées à une branche, des pots en matière plastique jaune et un arrosoir qui versait des gouttes d’eau sur la foule en se balançant doucement. Allongée dans un filet, une femme nue, avec de longs cheveux verts, répandait un parfum bon marché à l’aide d’une bombe insecticide. Au centre de l’échafaudage, présidant la réunion, comme un dieu malveillant, la « Chose 36 » se dressait, avec ses yeux mobiles. Qwilleran remarqua que la Chose portait maintenant une couronne faite avec des poignées de porte, symbole de mort selon Ciseau.

Bientôt des sons discordants de musique électronique remplirent la pièce et des taches de lumière commencèrent à tourner en coordination avec le son, courant sur le plafond à une vitesse vertigineuse, balayant les visages levés.

Le temps d’un éclair, Qwilleran aperçut, près de lui, Mr et Mrs Franz Buchwalter, dont les vêtements ordinaires ressemblaient fort aux costumes paysans qu’ils portaient lors du bal de la Saint-Valentin. Ils le reconnurent aussitôt à sa moustache.

— Quand le spectacle va-t-il commencer ? demanda-t-il.

— Il a commencé, lui apprit Mrs Buchwalter.

— Voulez-vous dire que c’est cela ?

— D’autres « Événements » vont se produire au cours de la soirée.

— Que sommes-nous supposés faire ?

— Vous pouvez simplement attendre ou vous pouvez provoquer l’» Événement », selon votre philosophie. Je vais probablement bousculer quelques cartons. Franz attendra qu’ils lui tombent dessus.

— J’attendrai qu’ils me tombent dessus, confirma gravement Franz.

Au fur et à mesure que les gens arrivaient, la foule était obligée de circuler. Certaines personnes paraissaient sérieuses, d’autres semblaient s’amuser, d’autres, enfin, masquaient leur déception sous un air de bravade.

— Quelle est votre opinion sur tout ceci ? demanda Qwilleran aux Buchwalter.

— C’est une démonstration intéressante de la création et du développement d’un thème, déclara Mrs Buchwalter. L’« Événement » doit avoir une forme, un mouvement, un point dominant d’intérêt, de variété, d’unité. Tous les éléments d’un bon dessin. Si vous recherchez ces qualités, cela aide au plaisir de la compréhension.

— Cela aide au plaisir de la compréhension, répéta Franz, en écho.

Dans des éclairs de lumière, Qwilleran aperçut trois ombres qui grimpaient sur une échelle. Il distingua la lourde silhouette de Butchy Bolton, en combinaison de travail, suivie de Tom Leblanc et de Ciseau, toujours aussi mal attifé qu’à son ordinaire.

— Le jeune homme qui porte une barbe est un ancien élève de l’école, annonça Mrs Buchwalter. Il réussit très bien. L’autre est un étudiant et vous connaissez certainement Miss Bolton. C’est elle qui a eu l’idée de cette « chose » aux yeux flamboyants. Franchement, cela nous a surpris, étant donné son jugement sur ce genre de composition, mais elle a, sans doute, voulu suivre le goût du jour.

— Je crois que vous êtes vous-même professeur à l’École Penniman, dit Qwilleran, en se tournant vers Franz.

— Oui, répondit sa femme. Il enseigne l’aquarelle.

— J’ai vu que vous aviez une exposition à la galerie Westside, Mr Buchwalter, j’espère que vous obtenez du succès.

— Nous avons presque tout vendu, affirma l’épouse de l’artiste, et cela en dépit de l’étonnante critique de George Bonifield Mountclemens. Cet homme est incapable de comprendre le symbolisme attaché à l’œuvre de mon mari. Quand Franz peint un voilier, il fait, en réalité, le portrait d’une âme qui essaie d’échapper à la grisaille de la vie quotidienne, pour émerger dans l’azur des lendemains qui chantent. Mountclemens a employé un habile subterfuge pour masquer son ignorance, nous avons beaucoup ri.

— Beaucoup ri, répéta l’artiste.

— Alors, vous n’avez pas été offensés par ce genre de critique ?

— Pas le moins du monde. Ce pauvre homme a ses limites, comme nous tous. Nous comprenons ses problèmes. Il est plus à plaindre qu’à blâmer.

— De quel problème parlez-vous ?

— Il souffre d’un complexe de frustration. Vous savez, naturellement, qu’il porte une prothèse, remarquablement réalisée par un sculpteur du Michigan. Sa vanité est ainsi satisfaite, mais il ne peut plus peindre.

— J’ignorais qu’il avait été peintre. Comment a-t-il perdu sa main ?

— Nul ne le sait. C’est arrivé avant sa venue ici. De toute évidence, cet accident a eu des conséquences sur son psychisme et nous devons apprendre à vivre avec ses excentricités. Il est ici pour toujours, jamais il n’abandonnera sa chère maison victorienne.

Quelques cris interrompirent Mrs Buchwalter. L’arrosoir suspendu au-dessus des têtes venait soudain de se déverser sur un certain nombre de spectateurs.

— Le meurtre d’Earl Lambreth a été une surprise pour tout le monde, dit Qwilleran. Avez-vous une théorie à ce sujet ?

— Nous ne nous appesantissons pas sur ce genre de chose.

Un éclat de rire général s’éleva. Un ballon rempli de duvets venait d’éclater, tandis qu’un ventilateur électrique faisait voltiger les plumes blanches, comme des flocons de neige.

— Ce n’est pas bien méchant, dit Qwilleran.

Il devait changer d’avis quelques minutes plus tard, quand un nuage nauséabond d’acide sulfhydrique se répandit dans la salle.

— Tout cela est symbolique, expliqua Mrs Buchwalter, vous n’êtes pas obligé d’approuver cette mise en scène fataliste, mais vous devez reconnaître que ces jeunes pensent et savent s’exprimer.

Sur l’échafaudage, la petite équipe se mit à faire éclater les ballons rouges, libérant une pluie de confettis.

— J’espère qu’ils n’ont pas l’intention de faire tomber l’épée de Damoclès, murmura Qwilleran.

— Rien de vraiment dangereux n’arrive jamais au cours d’un « Événement », assura Mrs Buchwalter.

La foule augmentait et les tours de cartons commençaient à basculer. Des nuées de serpentins descendaient des cintres. Puis des volées de boules de coton de toutes les couleurs tombèrent des seaux en plastique jaune.

— Du sang ! hurla une femme, d’une voix stridente que Qwilleran reconnut non sans anxiété.

Il se fraya difficilement un passage dans la foule pour rejoindre Sandra Halapay, les mains et le visage barbouillés de rouge. Près d’elle, John Smith s’efforçait gauchement de l’essuyer avec un mouchoir. Elle éclata de rire : c’était de la sauce tomate !

La foule bruyante s’agitait, jetant les boules de coton sur l’échafaudage où le petit groupe les renvoyait à son tour. La musique s’accélérait à un rythme endiablé et les projecteurs suivaient le mouvement.

— Visez le monstre, cria quelqu’un et une grêle de boules frappa la « Chose » aux yeux brillants.

— Non ! cria Ciseau, arrêtez !

À travers les rayons lumineux, on vit la « Chose » se balancer dangereusement sur son perchoir.

— Arrêtez !

Les planches craquèrent.

— Attention !

Un cri de femme s’éleva, plein de terreur. La foule s’écarta, en refluant sur les côtés. La « Chose » s’écroula dans un fracas étourdissant, entraînant avec elle un corps qui plongea dans le vide.